CHAPITRE V

 

Georges Hallone se voila la face. Il regardait l’abîme s’ouvrant sous ses pieds. L’abîme terrifiant, attirant, gonflé de vide sinistre, tout barbouillé de fumerolles sifflantes. L’abîme vertigineux, encaissé, cicatrice tortueuse dans le roc léché par le soleil.

— Nicholson ! hurla Hallone.

Il l’avait reconnu, gisant sur le dos, les bras en croix, martyr de l’ère Cinq, écartelé sur le sol dur. Ses yeux étaient clos et une expression de souffrance tirait ses traits. Il ne bougeait pas et cette immobilité figea Hallone.

— Descendez, Yérès, je vous en supplie. Il est arrivé quelque chose à Nicholson. Nous arrivons trop tard. Ah ! gémit-il, pourquoi nous a-t-il quittés, bêtement, sans nous prévenir ?

La scène n’était pas agréable. Le physicien saignait par de multiples blessures. Une grosse plaie, affreuse, béait à son crâne.

Yérès réduisit son altitude. Il voleta au-dessus de l’humain étendu, à moins de dix mètres. Autour de lui, les murailles de granit le cernaient. En haut, un morceau de ciel bleu se découpait, cheminée sur l’azur.

Hallone chercha, en vain, un signe de vie. Il frémit. Il ordonna au mollutor de se poser au fond du ravin et Yérès obéit docilement. Le jeune homme sauta lestement sur le sol et s’approcha de son ami, le cœur serré, tremblant. Une impression d’isolement l’envahit, le serra, l’étouffa.

Il s’agenouilla. A quelques pas de là, un peu d’eau miroitait dans un creux de rocher. Plus loin, une fumerolle soupirait.

Hallone plongea son mouchoir dans l’eau. Il revint vers son compagnon et commença à laver les blessures. Le sang disparut du visage torturé de Nicholson. Enfin, celui-ci ouvrit les yeux, avec effort.

Il sourit, pauvre grimace de douleur, en reconnaissant son camarade. Il voulut se retourner mais il gémit sourdement. Ses os semblaient broyés. Il resta immobile.

Il murmura :

— Je suis tombé, Hallone, parce que j’avais assisté, par inadvertance, à la reproduction d’un mollutor. Or, le cloisonnement, chez les cellules, est un acte sacré. Souvenez-vous-en.

— Vous vous en sortirez, Nicholson, dit Hallone sans conviction.

— Non. Je suis fichu. J’ai une fracture de la colonne. Je suis tombé de haut… Mais je vous le jure, je ne voulais pas ma mort. Je suis heureux que vous m’assistiez à mes derniers moments.

— Ne pensez donc pas à ça !

— Si, il faut y penser. C’est miracle que je ne sois, pas mort sur le coup. Je souffre. Je ne peux plus bouger. J’ai cru que je mourrais comme une bête. Et puis vous êtes arrivé.

— Pourquoi êtes-vous parti ? Je vous cherchais. C’est Yérès qui vous a repéré le premier. Son œil est infaillible.

— Pourquoi ? Parce qu’il le fallait, Hallone. Ne m’en veuillez pas. Je… Je ne vous envie pas. Des moments difficiles vous attendent. Avec l’aide de Jane, vous les surmonterez. Il faudra les surmonter, pour perpétuer l’espèce, pour que l’homme redevienne la première race de la Terre. Moi, je n’aurais pas servi à grand-chose. Ce n’est pas vers Hula que j’allais, mais vers mon destin… Je… Soyez heureux, Hallone. Luttez de toutes vos forces. J’aimerais tant, avant de partir, être persuadé que la Terre se repeuplera un jour, renaîtra… Je…

Nicholson s’arrêta. Son visage luisait de sueur. Il haletait. Ses yeux viraient au jaune et son teint devenait terreux. La vie quittait ce grand corps meurtri.

Il hoqueta. Du sang jaillit à la commissure des lèvres. Il se raidit, dans son ultime effort, et sa main se crispa sur l’avant-bras de son compagnon bouleversé.

— Soyez heureux, Hallone, heur…

Sa tête retomba lourdement en arrière.

Hallone se pencha. Mais l’ultime souffle avait abandonné Nicholson.

Alors, le dernier homme de la Terre se redressa. Il écrasa une larme. Se signant, il récita la prière des morts, figé.

Le dernier homme…

A dix mètres, Yérès observait la scène. Mais ses sentiments n’étaient pas humains. Il ne comprenait pas. Les mollutors mouraient eux aussi, mais parce que leur temps de vie s’achevait, parce qu’il fallait céder la place aux générations futures. Et les mollutors ignoraient le chagrin, la douleur, la solitude. Pourtant ils connaissaient l’amitié.

 

*

*  *

 

Il y avait une grosse croix de pierre sur le sable de la grève. Une croix et une femme qui pleurait, un homme figé.

Une croix composée de cailloux assemblés, comme une chaîne, façonnée grossièrement et qui s’étalait sur le sol, symbolisant la mort. Sous la croix, le sable avait été remué, gratté avec les mains, puis pieusement tassé. Une légère éminence trahissait le lieu de la tombe.

Jane Platters sanglotait, le visage enfoui dans ses mains. La veille, avant le coucher du soleil, Yérès était arrivé, portant Nicholson sur sa croupe. Un Nicholson rigide comme les rocs d’alentour. Puis, le mollutor, après de brèves explications, était reparti chercher Hallone.

Les deux humains avaient veillé toute la nuit leur compagnon. Ils avaient veillé dans un silence religieux, dans des prières et des pleurs, dans le chagrin et la consternation. Il leur semblait impossible que Nicholson se fût stupidement laissé surprendre par les cellules géantes d’Hula.

Maintenant, le soleil brûlait, le ciel, enflammait le sable et les roches, chauffait la bedaine océanique. Mais il ne séchait pas les larmes de Jane Platters.

Hallone était ennuyé. Il lissa les cheveux de la jeune femme.

— Allons, Jane, du courage.

— C’est terrible ! sanglotait-elle. Notre pauvre ami… Et cela est arrivé si vite. Mais pourquoi…

— Chut ! interrompit vivement Hallone. N’approfondissez pas le problème. Il est complexe. J’ai recueilli les dernières paroles de notre malheureux compagnon. Nicholson s’est sacrifié. Plus exactement, il nous a quittés pour nous permettre de vivre. C’était lui ou moi, Jane. Un jour ou l’autre, il vous aurait fallu choisir.

L’homme saisit les mains de la déléguée de la F.M.N.

— Je suis désolé de ce qui arrive. L’absence de Nicholson crée non seulement un vide irremplaçable, mais elle nous prive d’un précieux concours. Nous n’étions pas trop de trois pour survivre. Il y avait de la place pour tous sur la planète déserte. Je crois sincèrement que notre ami ne voulait pas se tuer. Un malheureux concours de circonstances a hâté sa mort.

L’horizon se noircissait. De gros nuages surgissaient derrière les falaises, roulant leurs bosses menaçantes dans un ciel obscurci. Le soleil se voilait et la houle se levait.

— Un orage se prépare, estima Hallone. Ne restons pas ici. Rentrons à la caverne.

Jane Platters jeta un ultime regard sur la tombe. Qui sait si la pluie torrentielle ne remuerait pas le sable au point d’en modifier ses contours ? Même la croix de pierre subirait les assauts furieux de l’eau et du vent. D’autant plus que la tempête s’annonçait particulièrement coriace.

Les nues étaient livides, zébrées d’éclairs fulgurants. Le roulement du tonnerre se rapprochait. Et l’océan inassouvi cognait de toutes ses forces contre les récifs, avec obstination et rage.

Il régnait, dans la grotte, une atmosphère sinistre. Il faisait sombre. Blottie près de l’entrée, Jane observait le ciel avec inquiétude. Ce ciel si souvent inclément.

Les premières gouttes tombèrent, tièdes. Elles tombèrent d’abord espacées, puis, rapidement, s’épaissirent. Elles formèrent bientôt un voile opaque entre les nuages et la terre, une barrière humide, impondérable. Elles crépitaient sur les rochers, rebondissaient, étouffaient les fumerolles, criblaient la surface de la mer, écartelaient les grains de sable. Elles chantaient mélancoliquement et là-bas, sur la plage, la croix de pierre ruisselait.

— La pluie ! Toujours la pluie ! soupira Jane Platters. Comme c’est triste, mon Dieu !

Hallone tendit une plaquette de vitamines protégées par une membrane transparente. La jeune femme déchira l’enveloppe et extirpa deux pilules. Elle les croqua.

— Le temps a été détraqué par le cataclysme, Jane. Vous verrez, il s’apaisera. Graduellement, les pluies s’espaceront. En attendant, nous devons nous organiser. Nous sommes seuls.

— Oui, immensément seuls, Georges, désespérément seuls.

— Merci de m’avoir appelé Georges. Au fond, je ne suis pas un mauvais diable. Je suis certain que nous finirons par nous entendre. Ah ! quel bonheur que le séisme vous ait épargnée ! Sans vous…

— Sans moi ? Eh bien ?

Hallone parut gêné.

— Vous apportez la fraîcheur, la beauté, l’élément compensateur de votre sexe. Un homme, comme une femme, ne peuvent vivre seuls, indéfiniment. Comme Adam et Eve…

— Je vous en prie, coupa la déléguée de la F.M.N., le moment est mal choisi pour une conversation sentimentale. Nicholson repose sous le sable.

— Excusez-moi, Jane. Je suis impardonnable. Mais je veillerai sur vous. Nicholson me l’a demandé avant de mourir. J’en ai fait le serment.

Un coup de tonnerre claqua, formidable, dominant la voix d’Hallone. L’éclair illumina la caverne, éclairant un bref instant le visage terrifié de la jeune femme, qui, précipitamment, abandonna l’entrée de la grotte.

Elle se blottit contre son compagnon.

— Serrez-moi très fort, Georges. J’ai peur du tonnerre. J’ai peur de la pluie. J’ai peur de l’avenir.

Elle tremblait. Hallone, un peu désorienté par ce comportement imprévu, ne sut pas trouver les paroles apaisantes. Mais il la serra bien fort dans ses bras. Et il caressa ses longs cheveux.

 

*

*  *

 

Inévitablement, Yérès et Xiris éprouvèrent, eux aussi, le besoin de se reproduire. Ils décidèrent de partir ensemble afin de regagner leur pays d’origine, au-delà de l’océan. Ils demandèrent aux humains s’ils ne désiraient pas retraverser la mer et retourner ainsi d’où ils étaient partis.

Hallone, après mûre réflexion, refusa. Il avait abordé un continent nouveau qu’il fallait explorer. Et puis il y avait le fameux coffre que l’on ne pouvait emporter. Enfin, le pauvre Nicholson reposait à jamais sous le sable de cette rive et Jane Platters, encore bouleversée, ne ressentait aucune envie de quitter leur compagnon. La croix de pierre subsistait encore sur le sol et les bibors, quotidiennement, s’y recueillaient.

La jeune femme, en outre, ne tenait pas à une nouvelle traversée. Si la tempête sévissait brusquement, comme cela arrivait, elle pouvait être fatale pour les navigateurs. On ne découvrirait pas toujours un îlot accroché à la surface de l’océan, et cela au moment où le besoin l’exigeait.

Donc, Yérès et Xiris, un peu déçus par la décision de leurs amis humains, mais fermement résolus à les quitter, s’envolèrent un beau matin tout poudré de soleil. Comme ils n’extériorisaient pas leurs sentiments, Hallone et Jane Platters ne surent jamais s’ils partaient avec regret.

Par contre, Jane laissa échapper quelques sanglots. Son compagnon s’en étonna :

— Comment ? Vous éprouvez de la peine ? Je croyais que les mollutors vous répugnaient.

Jane essuya ses yeux. La tête levée vers le ciel clair, elle orientait son regard vers deux masses sombres qui s’amenuisaient, à mesure que s’écoulaient les secondes.

— Yérès et Xiris étaient des amis, des auxiliaires précieux. Je ne sais pas s’ils nous estimaient vraiment, mais ils éprouvaient pour nous un certain intérêt. Sans eux, nous n’aurions pu franchir l’océan. Leur présence inhumaine nous apportait tout de même un certain réconfort, au milieu de notre terrible solitude. Ils étaient presque nos égaux.

Hallone haussa les épaules.

— C’était des cellules géantes.

— D’accord. Leur anatomie ne correspondait pas à la nôtre. Mais les hommes possédaient jadis des amis parmi les animaux. Yérès et Xiris étaient un peu nos chiens de garde.

— Hum ! Un jour ou l’autre, il fallait s’attendre à leur départ et apprendre à nous passer d’eux. Tous les mollutors se ressemblent. Ceux d’Hula comme ceux d’Atoum.

— Oh ! non ! assura Jane. Les mollutors d’Hula veulent notre perte. Ceux d’Atoum nous acceptaient parmi eux.

— Nous toléraient, rectifia Hallone.

— Si vous voulez. Il n’empêche que les deux races diffèrent sur bien des points. D’abord ce protoplasme plus foncé chez les sujets d’Hula. Ensuite les sentiments.

— Je n’attribue aucun sentiment aux mollutors. Je les considère comme des êtres inférieurs.

— Vous avez tort. Et nous avons peut-être eu tort, aussi, de ne pas suivre Yérès et Xiris. Comment ferons-nous si, un jour, nous voulons retraverser l’océan ? Chez Atoum, nous aurions trouvé appui et compréhension. Ici, nous évoluons dans une atmosphère de menace, d’inquiétude, de méfiance.

Hallone s’assit sur le sol. Il laissa couler du sable entre ses doigts. Son regard se fixa sur la tombe de Nicholson :

— Nous avons tout un continent à explorer. Un continent neuf. Avec de la persuasion, de la diplomatie, de la patience, je ne désespère pas de nous allier Hula.

Il se dressa vivement, s’approcha de la jeune femme, et tombant à genoux dans le sable, il lui prit les mains. Son regard l’enroba d’une certaine tendresse.

— Avez-vous confiance en moi, Jane ?

Elle sourit.

— Je sais que vous êtes courageux, obstiné. Mais vous n’êtes pas aussi diplomate que Nicholson. Vous maîtrisez trop mal vos nerfs.

— Sans doute, reconnut-il volontiers. Mais la diplomatie s’acquiert. Nous ne pouvons, indéfiniment, vivre dans la méfiance. Il faut dissiper la haine, aplanir les obstacles qui nous séparent dès mollutors, envisager avec ceux-ci une saine et franche collaboration. Notre survie est à ce prix.

Des larmes noyèrent les yeux de la jeune femme. Elle ferma les paupières et évoqua un passé encore très net à son esprit. Jamais elle ne reviendrait en arrière car l’on ne remontait pas le temps, mais personne au monde ne l’empêcherait de conserver ses souvenirs.

Ses pleurs séchèrent sur ses joues. Elle s’étonna elle-même de sa grande volonté. Apparemment, elle reniait son passé, mais le passé subsistait dans son cœur.

— Lorsque vous pleurez, commença Hallone d’une voix romantique, vos larmes ressemblent à des gouttes de rosée…

— Vous voilà ridicule ! dit-elle en retirant doucement ses mains. A quoi bon ce langage sur ce monde désert ? Je suis la seule femme. Vous êtes le seul homme. Il n’existe aucun concurrent. Adam tenait-il de tels propos à Eve ?

Hallone crut réellement qu’il était ridicule. Il fixa le sol, évitant le regard de sa compagne.

— Je… j’aimerais tant vous rendre heureuse, Jane. Je croyais que le bonheur à deux existait vraiment.

— Il existe sûrement. Mais pas à l’ère Cinq. Il existait à l’époque précédente où la vie prenait toute sa signification. Maintenant la vie ne signifie plus rien. Ou plutôt si. Elle signifie une lutte perpétuelle contre le froid, contre la faim, contre les mollutors. Est-ce cela le bonheur ? Non. Le bonheur est fait d’insouciance, d’abnégation.

— Mais nous avons renoncé au passé ! insista Hallone.

— Nous avons renoncé au passé mais pas aux liens qui nous rattachent au Quaternaire. Vous voyez la différence. Une écrasante tâche nous attend. Vous ne l’ignorez pas. Nous n’aurons pas assez de nos vies pour la mener à bien.

— Mais nos enfants…

— Nos enfants – s’il plaît à Dieu que nous en ayons ! – mèneront notre existence, dans des conditions identiques, infernales. Nous leur laisserons comme héritage une Terréedéserte, un gros caillou dans l’espace, où l’homme pourra difficilement, sinon jamais s’adapter. Ah ! parlez-en de nos enfants ! Ils supporteront le poids de notre volonté, de cette volonté ancrée plus spécialement dans votre cœur, Georges, qui tient à ce que l’homme reprenne sa place prépondérante. On ne refait pas un monde. Ou alors il faut des siècles.

— Il faudra des siècles, appuya Hallone. Mais la grandeur, la noblesse de notre tâche ne vaut-elle pas des sacrifices ? A notre mort, nous aurons la satisfaction du devoir accompli, un devoir plus que national : humain. Nos enfants, instruits dans notre idéal, poursuivront la lutte qui est celle de la conservation de l’espèce.

Silencieuse, Jane Platters se dressa, imitée par son compagnon. Tous deux marchèrent sur la grève. Mollement, l’océan fatigué expirait contre les récifs.

— Oh ! regardez ! dit soudain la jeune femme, un doigt pointé vers le ciel.

Hallone leva la tête. Il aperçut deux mollutors planant, immobiles, à une centaine de mètres. Leur protoplasme foncé scintillait sous le soleil.

Jane se serra, craintive, contre le seul être sur lequel elle pouvait compter.

— Pourquoi viennent-ils ? s’inquiéta-t-elle.

— Je l’ignore. Mais nous ne tarderons pas à le savoir. Ne craignez rien.

L’un des mollutors perdit de l’altitude tandis que le second se maintenait à point fixe. Le délégué d’Hula s’avachit sur le sable, devant les Terriens.

Hallone tira son revolver. Il attendit le contact télépathique. Celui-ci ne tarda pas. Une forte migraine lui apprit que la cellule géante lui « parlait ».

— Hula nous envoie pour vous annoncer des décisions importantes. Il sait, plus qu’un autre, que les bibors de jadis aspiraient aux conquêtes. Les bibors étaient une race fière. Aussi le devin juge-t-il dangereuse votre présence à nos côtés. Il a peur que vous manifestiez le même esprit de domination que celui de vos ancêtres.

Hallone n’aimait pas ce prélude. Il annonçait une nette détermination de la part des mollutors et les « décisions importantes » coulaient aussi claires que de l’eau de roche.

L’homme du Quaternaire fronça les sourcils :

— Que veut Hula ?

— Il exige votre départ. Nos deux races ne peuvent coexister.

— C’est une erreur. Les mollutors à protoplasme clair nous ont accueillis en amis.

— Nos frères qui vivent de l’autre côté de l’océan ignorent tout de l’histoire des bibors. Ce sont des arriérés. Ils se sont alliés avec vous sans se douter que vous exploiteriez cette alliance. Le fait est que vous aviez décidé trois d’entre eux à franchir l’océan, dans le seul but d’assouvir vos ambitions.

— Nous n’avons pas d’ambitions, articula Hallone, se maîtrisant. Sinon celle de vivre en bonne intelligence avec vous.

— Vous mentez ! Nous lisons dans vos esprits et nous y décelons de mauvaises intentions à notre égard. Vous caressez l’idée de renouer avec le passé, c’est-à-dire de donner à votre race la suprématie. Vous venez, il y a seulement quelques instants, d’évoquer certains aspects du problème. Il est clair que vous nous considérez comme des créatures inférieures. Nos lois n’ont pas prévu que des bibors échapperaient au déluge universel, mais que vous le vouliez ou non, vous êtes des intrus dans l’ère Cinquième.

Hallone jouait distraitement avec son pistolet. Jane lui serra le bras, très fort. Elle lui glissa à l’oreille :

— Vous parliez tout à l’heure de diplomatie. Je crois le moment venu de démontrer vos qualités en ce domaine. Surtout pas de rupture, Georges.

— Rassurez-vous, je ne tiens pas à envenimer nos relations avec les mollutors. Mais notre prestige se joue. Si nous cédons trop facilement, Hula usera de bien d’autres vicissitudes à notre égard. Or, je supporte très mal les vicissitudes et les vexations.

Il se retourna vers le mollutor à protoplasme foncé et concentra sa pensée :

— En somme, Hula nous chasse de ce territoire, alors qu’il sait pertinemment que les circonstances nous clouent ici. Nos amis, les mollutors à protoplasme clair, nous ont quittés. Nous sommes seuls. Par quel moyen quitterons-nous cette Terre ?

— Hula n’entre pas dans de telles considérations. Il estime que vous n’auriez jamais dû aborder ce continent.

Hallone sentit la moutarde lui monter au nez. Ses traits se contractèrent.

— Qu’Hula vienne lui-même exposer les griefs qu’il accumule injustement contre nous. Nous sommes prêts à négocier équitablement.

— Le Messie ne se déplace jamais. Il est trop vieux, expliqua le mollutor à protoplasme foncé.

— Eh bien ! nous irons à lui. Qu’il se prépare à nous recevoir.

— Il ne vous recevra pas. Je suis chargé de vous l’apprendre. Votre voyage se solderait par un échec. Hula ne négocie pas avec le passé.

— Très bien, opina le Terrien, dirigeant froidement le canon de son pistolet vers la cellule géante. Vous ignorez les moyens dont nous disposons. Voici notre réponse.

Avant que Jane Platters ait pu l’en empêcher, Hallone appuya sur la gâchette. Le coup partit et frappa l’envoyé d’Hula. La cellule géante noircit instantanément, se recroquevilla, puis se figea dans l’immobilité de la mort.

— Mon Dieu ! gémit la jeune femme. Qu’avez-vous fait ?

— Ne voyez-vous pas que de toute façon, on veut nous chasser d’ici ! Alors autant que l’on parte la tête haute.

— Partir… Mais comment ?

— Je l’ignore. Nous y réfléchirons.

A la verticale, le second mollutor qui avait assisté à l’entretien prit de l’altitude, impressionné par la mort de son congénère. Lourdement, il s’enfuit vers les falaises et bientôt, disparut aux yeux des humains.

Georges brandissait le poing vers le ciel :

— Va dire à Hula que les bibors ne renoncent pas à reconquérir leur planète et sont prêts à la lutte !

Il prit Jane par la main et l’entraîna vers la caverne :

— Venez. Nous devons fortifier la grotte en cas d’une attaque éventuelle.

— Que ferez-vous lorsque la charge d’uranium de votre pistolet sera épuisée ?

— Je me battrai à coups de poings, s’il le faut ! Mais avant d’en arriver à cette extrémité, bon nombre de mollutors auront mordu la poussière !

 

*

*  *

 

La journée s’acheva et celle du lendemain aussi, sans qu’une cellule géante montrât le bout de son antenne. A croire que la leçon avait porté ses fruits et que Hula hésita à engager les hostilités avec des créatures capables d’envoyer la mort à distance.

Néanmoins, les humains restaient vigilants. Ils ne s’éloignaient guère de la caverne et scrutaient sans cesse le ciel. Ils avaient édifié, à l’entrée de la grotte, et à l’aide de gros rochers, une barrière protectrice infranchissable. Une unique ouverture, que l’on pouvait du reste colmater rapidement, servait d’issue. Elle livrait tout juste passage à un humain et s’opposait, par contre, à celui d’un mollutor. Plusieurs meurtrières permettraient une défense plus efficace.

La nuit était tombée. Hallone veillait à l’entrée de la grotte. La clarté diffuse de la lune sculptait sa silhouette. Ses haillons et sa barbe l’identifiaient aux hommes des bois. Le froid était mordant.

Un feu asthmatique brûlait dans la caverne. Une provision de lichens s’amoncelait dans un coin. Un tas de cailloux également, qui serviraient de projectiles pour suppléer au pistolet atomique.

A pas menus, Jane s’approcha de son compagnon. Elle tenait dans ses mains un grand coquillage en forme d’assiette, rempli d’un liquide fumant.

— Buvez, dit-elle, tendant le breuvage. Cela vous réchauffera.

— Merci, acquiesça-t-il, portant la décoction de racines à sa bouche. Vous êtes très chic, Jane, et infiniment précieuse. Si vous n’étiez pas là, je ne pourrais supporter la solitude et il y a longtemps que je me serais suicidé !

— Ne dites pas de bêtises, Georges. Le désir de vivre est trop ancré dans votre cœur.

Il sourit, après avoir bu une gorgée :

— C’est vrai. Il n’en reste pas moins que votre présence m’est plus chère qu’aucune autre créature au monde.

Il acheva le contenu du coquillage et saisit les mains de la jeune femme. Il les serra, puis les embrassa :

— Nous vivrons, Jane, parce que nous triompherons.

Moins optimiste, la déléguée de la F.M.N. esquissa une grimace :

— Resterons-nous à jamais cloués dans cette caverne ? Un jour viendra où nos réserves de vitamines s’épuiseront. Déjà, elles ont diminué de façon sensible.

— Rassurez-vous. Je pécherai des méduses et des holothuries. Je confectionnerai un harpon pour pallier la défaillance de mon pistolet. J’en cultiverai s’il le faut. Mais nous ne mourrons pas de faim. Je suis sûr qu’il existe une possibilité de survie.

Jane soupira tristement. L’avenir s’annonçait bien sombre. Les obstacles ne cessaient de surgir et une constante menace pesait sur la fragile colonie humaine. Comment deux êtres dénués de tout tiendraient-ils des années sur un sol hostile, et contre des créatures manifestement agressives ? Comment, dans cet isolement effroyable, leurs facultés mentales ne s’ébranleraient-elles pas ? Elles subiraient inéluctablement un avilissement psychique, une rétrogradation progressive qui s’achèverait par une perte de l’intelligence.

— Georges… Je pense aux mollutors.

— N’y pensez pas, justement.

— Ils sont capables de lire dans nos pensées. C’est effrayant. Ils connaissent nos sentiments à leur égard. Ils décèlent toutes nos intentions. Ils savent ainsi que nous désirons les supplanter. Et ils ne nous le pardonneront pas.

— N’exagérons rien, dit Hallone. Ils décèlent nos pensées, sans aucun doute, mais à une distance relative qui n’excède pas leur portée télépathique.

Jane Platters qui, par désœuvrement, fixait le ciel étoilé, poussa soudain une exclamation. Elle leva la main vers la voûte noire tendue au-dessus de la Terre.

— Oh ! regardez… Un météore.

Hallone suivit des yeux la direction indiquée par sa compagne. Effectivement, du côté de l’Ouest, il discerna une traînée brillante, jaunâtre, se déplaçant à assez grande vitesse. Mais le point brillant disparut bientôt, absorbé par la nuit.

Le jeune homme sourit :

— Oui, un météore. Cela signifie que malgré le gigantesque bouleversement géologique, la planète poursuit sa gravitation dans l’espace, escortée par toute la pléiade des phénomènes célestes. Nous venons de surprendre la chute d’un fragment infime de terre lointaine, attiré par le champ magnétique de notre globe, et rendu incandescent par son frottement dans l’atmosphère.

— La nuit est belle, fit Jane. On dirait du cristal et la lune un diamant. Le ciel représente l’écrin. Et pourtant la brise salée de la mer apporte un parfum d’angoisse.

— Vous voilà romantique ! C’est bon signe… Allons, aidez-moi à colmater la brèche. Puis nous dormirons tranquilles.

Ils s’arc-boutèrent. Le rocher servant de porte pivota et s’encastra dans l’ouverture. Hallone parut satisfait :

— Inutile de veiller. Aucun mollutor ne peut franchir le rempart.

Il s’étendit sur sa couche de lichen tandis que dans un ultime spasme, le feu mourait. Jane Platters aussi s’allongea. Mais le froid la saisit. Elle ramena ses haillons sur elle et fut longue à trouver le sommeil.

Non loin de là, l’océan léchait les galets. Grimaçante, la corolle d’une méduse émergea de l’eau, se sortit convulsivement, puis plongea, précipitamment. Du point d’impact, des ondes concentriques s’élargirent vers le rivage proche. Pardessus la scène journalière, la lune déversait des paillettes argentées, à profusion. Le décor sculpté émergeait de l’ombre. De l’ombre aussi jaillissait la formidable étincelle de vitalité qui animait les humains arrachés au passé. De l’ombre qui, un jour, devait se déchirer pour céder la place à la lumière. La lumière de l’espérance.

 

*

*  *

 

A des milliers de kilomètres de là, sur un autre continent jailli du fond des eaux par suite du gigantesque séisme, dans la nuit froide qui figeait les rocs et givrait le sable, deux silhouettes fantomatiques se déplaçaient, silencieuses, hésitantes.

Ce n’étaient pas des mollutors. Dans le paysage étrange, le décor dantesque façonné à l’image de l’ère Cinq, la présence de ces inconnus signifiait que des êtres nouveaux avaient abordé la Terre.

Venaient-ils du tréfonds des océans, comme les cellules géantes, ou bien tombaient-ils des étoiles ?

Sans aucun doute, ils arrivaient en droite ligne d’un autre monde – d’un monde où les humains n’avaient encore jamais mis les pieds. Une colossale machine de l’espace se dressait dans la nuit, statue de ferraille nimbée de lune. Ses réacteurs éteints, la machine demeurait silencieuse.

Les deux créatures ne s’éloignaient guère de l’astronef. Munies de lampes portatives puissantes, elles cherchaient des indices sur le sol crevassé. Mais elles ne découvraient que le roc.

Les êtres de l’espace, anatomiquement, ressemblaient aux hommes. Mais contrairement à Hallone et à Jane Platters, ils disposaient, d’un attirail impressionnant. Les combinaisons collantes de vol, les pistolets qu’ils portaient à la ceinture, et leurs postes émetteurs, trahissaient qu’ils ne vivaient pas dans le dénuement. Ils appartenaient incontestablement à une race hautement civilisée, aussi avancée – sinon davantage – que l’était la civilisation humaine au moment du cataclysme.

Durant des heures et des heures, ils parlèrent dans des microphones portatifs, lançant des appels incessants. Ils ignoraient que personne ne pouvait les capter, que la Terre était maintenant une boule sans vie, ou plus exactement retombée aux temps préhistoriques, avant même l’apparition de l’homme.

Ils se lassèrent du mutisme des habitants de cette planète, si peu accueillante et qui, pourtant, ils le savaient, possédait jadis une haute civilisation. Qu’était donc devenue la race chevelue, ces bipèdes extraordinaires qui bâtissaient des cités gigantesques ? Il ne restait rien de cette débordante activité. Rien qu’un sol crevassé sur lequel vivaient des créatures gélatineuses. Les voyageurs du cosmos s’étaient-ils trompés de planète ?

Ils montèrent dans leur machine spatiale. Le sas se colmata derrière eux. Les réacteurs crachèrent leur terrifiante énergie et le lourd fuseau d’acier s’éleva d’abord lentement, puis de plus en plus vite, sur une colonne de flammes. Il fonça vers le ciel maintenant dévorée par le soleil, et se perdit dans les hautes couches atmosphériques.

 

*

*  *

 

Ils étaient si nombreux que leur vol interceptait les rayons du soleil. Ils avançaient en formation serrée, compacte, formidable commando de masses gélatineuses.

Les antennes oscillaient. Les protoplasmes foncés luisaient. Les gros yeux globuleux, s’ils restaient inexpressifs, n’en fouillaient pas moins ardemment les multiples replis du sol. Devant cette armée en mouvement, les failles ravalaient leurs fumerolles ; l’océan lui-même retenait son souffle. Les créatures marines se cachaient dans les profondeurs insondables.

Les rochers figés attendaient le combat avec l’appétit insatiable de spectateurs friands. Aux plus hautes loges, les falaises se prélassaient en échangeant des pronostics. Par dix contre une, elles accordaient la victoire aux mollutors.

Hula avait dépêché ses meilleures troupes. Il comptait terrasser rapidement les bibors.

Jane Platters et Hallone, barricadés dans leur caverne, s’apprêtaient à combattre. Des gouttes de sueur perlaient à leurs visages. Ils n’avaient jamais autant vu de mollutors et leur nombre les impressionnait. Déjà, Jane voyait la partie perdue.

— Courage ! lui prodigua son compagnon, se postant à une meurtrière. Vous savez très bien que la grotte est inaccessible. Et puis mon pistolet tiendra les mollutors à distance.

— Ne les laissez pas approcher, conseilla la jeune femme. Ils chercheront à nous déloger avec de l’anhydride sulfureux. Le vent leur est favorable, car il vient de la mer.

— O.K., approuva Hallone. Je les descendrai au fur et à mesure qu’ils se présenteront. Fatalement, l’attaque devait se produire. Nous l’attendions depuis des heures. Autant que l’explication se déclenche le plus tôt possible. L’action est préférable à l’incertitude. De notre riposte, de notre comportement, dépend la suite des événements, je dirai même de notre existence. Car nous engageons la lutte pour la vie. Si nous triomphons, Hula reconnaîtra que nous sommes les plus forts.

— Attention ! cria Jane, saisissant un caillou. Voilà les premières cellules géantes.

Par la brèche de la meurtrière, Hallone discerna trois masses énormes qui approchaient. Bourrées d’anhydride sulfureux, elles avaient mission de lâcher leur gaz le plus près possible de l’endroit où se terraient les bibors – endroit localisé depuis longtemps.

Le Terrien appuya trois fois sur la gâchette. Trois éclairs successifs jaillirent, accompagnés de sourdes détonations. Les trois cellules, qui volaient au ras du sol, tombèrent comme des fruits mûrs, noircirent, et s’immobilisèrent après quelques contractions de leurs vacuoles.

Leur anhydride sulfureux se répandit alentour, rampa sur la terre et s’allongea vers la caverne. Les humains décelèrent l’odeur caractéristique et éternuèrent.

— Bonté divine ! hurla Hallone, se pinçant les narines. Le vent rabat le gaz par ici.

— Je vous avais prévenu, Georges, gémit Jane Platters. Nous serons obligés d’abandonner la caverne et alors…

— Il faut les abattre le plus loin possible ! coupa le jeune homme, vérifiant sa ligne de tir.

Cinq autres mollutors se présentèrent. Instantanément, ils se transformèrent en cadavres noircis, mais leurs vacuoles, en expirant, libéraient l’anhydride. La nappe toxique augmentait dans des proportions alarmantes pour des pertes peu sensibles du côté des cellules géantes.

Hallone toussa violemment. Ses yeux pleurèrent.

— J’ai compris leur tactique. Des volontaires se font tuer sur place et le vent se charge du reste. Je… Tonnerre ! En voici d’autres.

 Il tira plusieurs fois. Un monceau de cadavres s’amoncela à moins de vingt métrés de la caverne, corps noircis, immobiles, entassés, au-dessus desquels des mollutors à protoplasme foncé planaient, en observateurs, mais si haut que le pistolet atomique ne pouvait les atteindre.

Le vent augmenta. La teneur en anhydride sulfureux aussi. Celui-ci s’infiltra insidieusement entre les interstices des rochers servant de remparts. Il attaqua sournoisement les muqueuses des humains, chatouilla la gorge, le nez, les yeux.

Hallone, les paupières rougies, se retourna vers Jane Platters qui tentait de se soustraire au gaz en se blottissant tout au fond de l’excavation.

— Ne restez donc pas là ! L’anhydride s’accumule dans la grotte. Venez à mes côtés.

La jeune fille obéit, un peu à la façon d’un robot. Son cerveau s’embrumait. Elle était pâle. Ses yeux pleuraient abondamment et un carcan impalpable lui serrait la gorge. Elle respirait avec difficulté et son sein se soulevait précipitamment.

Hallone résistait mieux à l’action du gaz. Mais divers symptômes lui signalaient que l’asphyxie le guettait lui aussi. Il toussait fréquemment.

Il appuya encore sur la gâchette. Mais ses doigts s’engourdissaient. Pourtant, en face, quatre autres mollutors mordirent la poussière.

Cette hécatombe ne semblait nullement freiner l’ardeur des cellules géantes. Hula, absent, mais présent par la pensée, avait dû donner des instructions précises à son commando. Il souhaitait la perte des bibors, même au prix de pertes sévères.

Hallone ouvrit la bouche pour aspirer une goulée d’air frais. Il toussa abominablement et sentit la défaillance proche. Ses oreilles tintaient. Sa vue se brouillait. Jane Platters gisait à ses côtés, inanimée, terrassée par l’anhydride. Par intermittence, elle gémissait. Quelques spasmes nerveux la secouaient mais elle n’était plus qu’une loque à peu près inerte, aux yeux rougis.

Georges s’arrachait les cheveux. Il maudissait Hula et sa clique. Il savait qu’il ne pourrait tenir encore longtemps.

— Pardonnez-moi, Jane. J’avais de grands projets en tête. De trop grands projets pour qu’ils puissent se réaliser.

Puis, serrant les dents, se mordant les lèvres jusqu’au sang :

— Il faut que nous sortions de là !

Fouetté par l’ardent désir de conservation, il s’arc-bouta contre le rocher servant de porte. Il ahana sous l’effort. Il sua. Il grimaça. Le rocher oscilla légèrement. Il s’écarta. Une flaque de soleil inonda la caverne.

Mais l’effort avait été trop intense. Hallone sentit ses forces le trahir. Son cerveau se vida. Quelque chose arrêta les battements de son cœur. Il chancela, tenta vainement de se rattraper à la roche, mais finalement glissa sur le côté, en toussant. Sa bouche tordue aspira une goulée d’anhydride et il perdit complètement connaissance.

Alors, trois mollutors voletèrent vers la caverne, indifférents à la nappe gazeuse. Leur étonnement grandit car la mort ne jaillissait pas, comme précédemment, du tube étrange que tenait dans sa main l’un des bibors. Enhardies, les trois cellules frôlèrent le rempart de pierre et risquèrent un coup d’œil. Ils aperçurent les deux humains gisant sur le sol, inanimés.

Comme ils ne pouvaient s’infiltrer par l’ouverture pratiquée dans le rempart, ils appelèrent leurs congénères. Plusieurs de ceux-ci arrivèrent en renfort. La victoire appartenait désormais à Hula.

Les mollutors se reculèrent. Ils prirent leur élan et volant à ras de terré, ils se précipitèrent vers la barrière édifiée par les Terriens. Des coups sourds résonnèrent. A chaque heurt, les quartiers de rocs empilés s’ébranlaient lentement. Ils ne tarderaient pas à s’effriter et à livrer passage à la horde gélatineuse.

 

*

*  *

 

— Par ici, Lisbeth, par ici ! Mets ton casqué. Ça pue l’anhydride sulfureux !

La femme obéit et rabattit la visière de son casque spatial. Un air conditionné entra dans ses poumons.

— Tirons pour nous dégager, Mac… Ces sales bestioles en gélatine sont de véritables rapaces.

Les deux créatures, d’apparence nettement terrienne, pointèrent leurs pistolets atomiques sur un groupe compact de mollutors qui fonçait sur eux Le groupe se disloqua. Des cellules géantes tombèrent, frappées à mort. Bien peu échappèrent au massacre. Le ciel se vida instantanément.

L’homme courait sur le sable, contournant les masses noircies, aussi vite que le lui permettait sa combinaison spatiale. Un globe transparent coiffait sa tête. Il abattit encore quelques mollutors, mais ceux-ci, surpris par ce renfort parfaitement inattendu, quittèrent les lieux. La présence de ces deux humains jaillis du néant avait sonné la retraite des troupes d’Hula.

La femme rejoignit son compagnon. Elle était assez jeune et sous son casque translucide, ses yeux brillaient intensément. Elle tendit la main vers la caverne.

— Ils se sont retranchés là. Je crois que nous arrivons à temps. Pourvu même…

— Tais-toi, coupa l’homme. Aide-moi plutôt à écarter ce rocher.

Tous deux unirent leurs efforts. Le rocher pivota et les inconnus purent entrer dans la caverne. Une nappe d’anhydride sulfureux courait au ras du sol.

Ils aperçurent Hallone et Jane Platters, allongés à terre. Lisbeth esquissa une grimace.

— Mon Dieu ! Dans quel dénuement vivaient-ils ? C’est abominable. Je me demande même comment ils ont pu survivre aussi longtemps.

Les nouveaux venus transportèrent Georges et Jane sur la plage, loin de la nappe gazeuse. Quelques tapes sur les joues, des tractions de la langue, des mouvements alternatifs des bras, suffirent à ranimer nos amis.

Ils ouvrirent les yeux. Leur étonnement ne connut plus de bornes en discernant, penchés sur eux, des silhouettes familières.

— Des humains ! balbutia Hallone, les mains tendues. Des rescapés du Quaternaire ! La civilisation n’est donc pas morte ?

— Si ! répondit l’homme en ôtant son casque. Je m’appelle Mac Hompson et voici ma femme, Lisbeth. Depuis des jours et des jours nous explorons la planète. Nous désespérions de découvrir un signe de vie. Et puis le hasard nous fit survoler ce continent. Nous distinguâmes un nombre important de ces créatures à structure gélatineuse. Nous atterrîmes. Notre mérite n’est donc pas grand de vous avoir découverts.

Jane Platters se releva. Sa tête chavirait encore, mais elle respirait sans difficulté.

— Vous venez donc de l’espace ?

— De Vénus, exactement. Vous avez devant vous les descendants de l’équipage du satellite-laboratoire tournant jadis autour de la planète, et qui se composait de six hommes et de deux femmes, tous techniciens. Au moment où la Terre bascula sur son axe, nos aïeux, selon leur récit, éprouvèrent un contrecoup terrifiant. L’immense satellite oscilla et le choc les précipita contre les cloisons. Un désordre indescriptible régna parmi eux. Ils endossèrent les scaphandres spatiaux mais une brèche pratiquée dans le sas étanche compliqua la situation. La moitié de l’équipage mourut asphyxiée, n’ayant pas eu le temps de visser les casques.

Hallone se redressa :

— Le satellite ne s’est donc pas écrasé sur la Terre ?

— Non. Il gravitait à six mille kilomètres. Il y eut rupture d’orbite, si j’ose m’exprimer ainsi. C’est-à-dire que le laboratoire cosmique subit une accélération brutale qui le libéra de l’attraction terrestre. Il risquait tout simplement de se perdre dans l’espace, de devenir une planète indépendante. Ce danger, nos grands-parents voulurent absolument l’écarter. Ils disposaient d’une fusée de secours fonctionnant à l’énergie nucléaire. En cas d’avarie au satellite, ils avaient ordre de rejoindre la Terre à l’aide de cette fusée. Les quatre survivants – par bonheur les deux couples du bord – décidèrent rapidement d’abandonner leur base fuyante. La fusée contenait des vivres et du matériel capables d’assurer pendant un certain temps la survie. Les rescapés se réfugièrent donc dans l’astronef et quittèrent le satellite. Mais ils calculèrent une mauvaise trajectoire. Ils manquèrent la Terre et subirent l’attraction du soleil. Ils se crurent perdus. Une planète les capta heureusement dans son orbite : Vénus. C’est un monde accueillant, ni trop chaud, ni trop froid, couvert d’une luxuriante végétation. L’oxygène y est plus rare que sur notre globe mais les poumons s’y habituent très vite. De nombreux animaux fournissent une nourriture saine et abondante. Jusqu’à présent, nous n’avons découvert aucune trace de vie intelligente.

— Que se passa-t-il par la suite ! haleta Jane Platters.

— Les deux couples vieillirent et firent souche. Nous appartenons à la deuxième génération. Sur Vénus, la colonie terrienne a pour nom Hompson ou Torred… Depuis longtemps, nous ne nous illusionnions plus sur la destinée de notre planète. Nos grands parents nous avaient certifié que leur monde natal ne véhiculait plus que des monceaux de cadavres, vu l’ampleur de la catastrophe. Ils avaient compris que l’ère Cinq avait succédé au Quaternaire. Bien entendu, un désir ardent les avait poussés à revenir sur la Terre. Mais la perspective de calculer, une seconde fois une mauvaise trajectoire, leur avait montré le caractère aléatoire de l’entreprise. Pris entre l’alternative de se perdre à jamais dans le cosmos et celle de revoir leur planète, ils optèrent pour une sage solution. Ils demeurèrent sur Vénus et y élevèrent leur famille. C’était encore le plus sûr moyen de préserver l’espèce humaine de l’extinction complète.

Hompson reprit haleine puis poursuivit :

— Nos grands-parents moururent sans revoir leur monde natal. Mais ils nous léguèrent leur désir… et aussi un lourd héritage : celui de perpétuer la race des hommes. Nos pères, indécis, hésitèrent à se lancer dans le cosmos. Cette crainte terrible de se perdre dans l’infini planait toujours sur notre petite colonie. Si nous manquions le but, l’unique fusée ne reviendrait jamais sur Vénus. C’était condamner les autres à une réclusion totale, définitive. Nous n’avions plus les moyens de construire un second astronef. Ainsi, une nouvelle génération s’écoula mais elle travailla ferme, forte de l’héritage scientifique laissé par les occupants du satellite-laboratoire. Nos parents directs, après d’inlassables efforts, mirent au point un appareil capable de calculer infailliblement une trajectoire terrestre et le montèrent sur la fusée. Mais ils étaient trop vieux pour tenter la grande aventure. Ce soin nous échut… à Lisbeth et à moi. S’il nous arrivait malheur, nos compagnons développeraient la colonie et tout ne serait pas perdu. L’espèce humaine survivrait… Le voyage de soixante millions de kilomètres réussit. Depuis des jours et des jours nous sillonnons l’atmosphère terrestre, lançant des appels incessants. Toute vie avait disparu. Et nous désespérions de découvrir des survivants, pensant que nos grands-parents avaient raison quand le hasard…

— Le météore ! dit Jane. Rappelez-vous, Georges. C’était la fusée du satellite… Alors, vous prétendez que notre pauvre planète…

— Un globe désert ! affirma Hompson, sans végétation, inhabitable. Un monstrueux rocher lavé par les pluies diluviennes. Il ne subsiste plus rien de la civilisation de nos aïeux. Partout, grouillent ces immondes créatures gélatineuses.

— Les mollutors ! précisa Hallone.

Puis, le dos voûté, écrasé par les révélations qu’il venait d’entendre :

— Ainsi, nous sommes restés deux générations en hibernation, dans les entrailles du globe. C’est à peiné croyable !

Hompson tapota l’épaule de Georges et le réconforta :

— Vous allez rentrer avec nous sur Vénus, car la vie n’est plus possible ici. Vous verrez, les Torred… comme les Hompson, sont des gens charmants. Bientôt, s’ajoutera une troisième famille : les Hallone.

Lisbeth prit gentiment le bras de Jane. Elle lui murmura à l’oreille, désignant Hallone d’un geste discret :

— C’est votre mari ?

Jane rougit :

— Non. Je… euh…,

— Il le deviendra. A votre tour, vous aurez des enfants. Et un jour, la colonie terrienne de Vénus sera puissante.

Les quatre humains, en devisant, gagnèrent le plateau rocheux sur lequel Hompson avait posé l’astronef. Deux mollutors se sauvèrent.

Hallone désigna les cellules géantes :

— Ces sales bestioles ont pris notre place !

Il gravit l’échelle amovible et franchit le sas. Puis il pénétra dans l’étroite cabine. Cependant, avant de refermer la porte étanche, son regard se posa avec nostalgie sur les rocs granitiques, impassibles observateurs de la fuite des hommes :

— Terre, nous reviendrons te conquérir ! murmura-t-il.

Hompson l’entendit et sourit.

— C’est exactement mon idée, acquiesça-t-il. Je n’ai jamais vécu sur la Terre, mais voyez-vous, de par ma descendance, j’aime cette planète, comme si j’y étais né. Je crois que nous nous entendrons, Hallone. A nous deux, nous ferons du bon travail. Soyez persuadé qu’un jour, cette fusée nous ramènera sur ce sol, que nous disputerons s’il le faut aux mollutors. Nous aurons derrière nous toute la colonie de Vénus.

Et, dans l’attitude d’Hompson, comme dans celle d’Hallone, une inébranlable et énergique volonté se dégageait. Il émanait d’eux une mâle détermination, préludé à une ère nouvelle, car les hommes possédaient leur fierté et n’abdiqueraient pas. La Terre resterait à jamais leur monde d’origine.

Hompson montra un visage dur, grave. Par le hublot, il contempla le sol de ses aïeux – son héritage !

— Oui, nous reviendrons ! affirma-t-il farouchement.

 

*

*  *

 

Plusieurs mollutors à protoplasme foncé, tapis dans les rochers, contemplaient l’astronef de leurs gros yeux globuleux. Jamais ils n’avaient vu une semblable machine, aussi colossale, aussi impressionnante. Ils ignoraient que ce véhicule pouvait emporter les bibors dans l’espace. Ils savaient pourtant que c’était les hommes qui l’avaient construit.

Quand d’immenses flammes jaillirent soudain des réacteurs, les cellules géantes se sauvèrent, épouvantées. Le bruit terrifiant des moteurs atomiques meurtrissait leurs antennes. Jamais ils n’avaient capté des sons aussi amplifiés. Même les bibors, en parlant entre eux, n’émettaient pas une gamme d’ondes aussi vibrante.

Les sujets d’Hula, poursuivis par le hurlement des tuyères, ne se retournèrent qu’au bout de plusieurs minutes. Alors ils assistèrent à un spectacle hallucinant : la machine s’élevait de plus en plus vite sur une colonne de lumière. Il fallait croire qu’une force colossale soulevait l’engin et les mollutors étaient pétrifiés.

L’astronef, emmenant les bibors, fonça vers le ciel et disparut dans les nuages qui s’amoncelaient. A la place du véhicule, la roche était noircie, calcinée, légèrement radioactive.

Puis le silence retomba sur la Terre. Le vent se levait. Là-bas, l’océan fouettait les récifs et le sable. Dans ses rides bardées d’écume, se balançait le corps disgracieux d’une holothurie géante.

Un voile opaque intercepta le soleil. La luminosité s’atténua. Puis les premières gouttes de pluie lavèrent les roches – asséchées et la grève en feu.

 

 

 

 

FIN